La rencontre avec la Big Pharma

Bon. J’ai envie de vous raconter une petite histoire drôle. C’était il y a genre 2 ans mais je vais essayer de m’en souvenir au mieux du mieux. Et puis comme ça vous avez uniquement le grand cru, sélectionné par ma mémoire pour vous.

Depuis toujours je suis inscrite dans les banques de données des instituts de sondages pour arrondir un peu les fins de mois. Ça peut aussi être très ludique d’arrondir ses fins de mois comme ça. Ainsi pendant plusieurs années j’ai été payée pour aller déguster des trucs souvent archi bons. Genre trois macarons au chocolat nommés A, B et C que je devais observer, sentir, goûter, noter. C’était cool.

Alors un jour j’ai reçu un email d’un gros laboratoire pharmaceutique qu’on nommera X qui cherchait des gens qui prenaient leur médicament Y pour leur poser des questions. Je prenais ce médicament depuis plusieurs années, on se connaissait bien tous les deux. Le labo était sympa, il offrait des goodies aux patients traités par Y. Je ne vous dis pas quels goodies pour pimenter le récit et préserver l’anonymat de tout ça.
Avouez que vous avez déjà les papilles qui pétillent… !

Donc on me proposait 40 euros pour 2 heures d’entretien avec une nana du labo X. J’ai postulé direct. Bien plus par curiosité que pour les 40 balles, mais c’est aussi toujours ça de pris que d’être payé pour être malade. Je suis arrivée dans un centre qui visiblement en même temps faisait un sondage sur les pizzas. Les gens arrivaient en nombre « pour les pizzas » et étaient enfournés tour à tour dans une salle attenante qui sentait bon. Moi j’attendais sagement sur le canapé « pour le médicament ». Je me suis demandé pourquoi je n’avais pas aussi reçu le mail « pour les pizzas ». Mon tour est arrivé, une nana genre la cinquantaine, belle, blonde et fraîche, est montée me chercher parce que « les médicaments » ça se passait à la cave (c’est Paris hein, les trucs qui ont pignon sur rue ont souvent des caves, genre c’est souvent là où y a les toilettes des bars, le top de l’accessibilité pour les collègues en fauteuil. Bon on ne va pas refaire Paris en un billet de blog).

Ambiance tamisée dans la cave. Ça sentait plutôt bon. Pas la pizza mais… une odeur de médicament qui donne envie. La belle nana et moi on s’assoit face à face avec un bureau qui nous sépare, un peu comme chez le médecin. Je suis assez gênée. Comme à chaque fois chez un nouveau médecin. La nana m’explique qu’il n’y a pas que elle en face de moi, mais qu’en fait il y a le reste de son équipe derrière une vitre noircie – en mode salle d’interrogatoire du commissariat – qui observe mes réactions et elle me demande si c’est OK pour moi. J’hésite entre WTF ou LMFAO. Je ne suis plus trop gênée, je trouve ça drôle. J’ai envie de faire *coucou* à l’équipe, mais je m’abstiens. Ça pourrait être interprété comme une réaction. Et puis j’avais pas encore eu les 40 boules. Je me sentais « au travail », alors il fallait rester pro. La nana m’explique qu’elle va me poser des questions et que je vais à chaque fois choisir entre 5 smileys, du très content au pas du tout content. On en avait pour 1h30 comme ça, alors je ne vous fais que le petit florilège :

1) Avez-vous peur de l’aiguille ?
Smiley content simple.

2) Votre médicament est conditionné en rouge et gris, qu’en pensez vous ?
Dans ma tête j’ai encore hésité entre WTF et LMFAO, puis j’ai choisi un smiley content simple.

3) Auriez-vous davantage envie de prendre votre médicament s’il était d’une autre couleur que la couleur actuelle ?
Là j’ai vraiment hésité à mettre un smiley très content (pour « oui ») pour mettre le marketing tout transpirant de suspense derrière la vitre en branle-bas de combat : « Noémie putain tu vois je t’avais dit que vert ce serait mieux, ça fait nature. Les gens aiment la nature. » Je voyais déjà la buée sur la vitre teintée. Bon finalement je suis restée pro, j’ai pas voulu stresser Noémie&co, donc j’ai rassuré tout le monde en cochant le smiley bouche neutre.

4) Est-ce que vous oublieriez moins souvent votre médicament s’il avait une autre apparence de forme, taille… ?
WTF et/out LMFAO. On est passé au niveau supérieur aux 5 smileys à choisir. La nana m’explique que c’est une question à double entrée où on combine l’intensité de l’oubli et la forme, donc elle me sort un tableau à double entrée à remplir de smileys avec le délai en jours que je pense que je vais oublier selon la forme et la taille… pfiou… des maths j’en ai fait un peu, mais je vous avoue que j’ai galéré pour ce tableau à double entrée, j’ai juste eu envie de lui écrire en gros en diagonale sur le tableau : « C’est pas la taille qui compte. » C’était trop vulgaire, c’était pas pro, j’ai rempli le tableau.

On arrête les questions à smileys, et on passe au dialogue. Elle me demande si je ne préférerais pas aux aiguilles plantées hebdomadairement, un petit boîtier collé en permanence sur ma peau. Elle me montre le proto, toute fière. C’était quand même un parallélépipède de environ 2*1*6 cm. Donc gros quoi. Là oui, quand c’est trop gros, la taille compte. Bref le boîtier, je rigole, pas que dans ma tête cette fois. Quand même Noémie ! Non on ne veut pas du boîtier !

On continue les questions ouvertes. Moins neuneu que les smileys. Elle me demande ce que je fais dans la vie et je lui dis que je suis chimiste. Elle s’extasie : « Ah mais fallait le dire avant ! » Ben depuis le début je désigne des smileys comme demandé. Toujours un peu gênée je demande pourquoi. Elle aussi du coup un peu gênée dit qu’elle ne sait pas pourquoi. Bon. On en reste là sur mon métier de chimiste. J’ai réfléchi longtemps à cette extase quand même. Elle voulait me recruter ? Elle me trouvait mieux éduquée que d’autres ? Elle n’aurait pas caché ses collègues derrière la vitre ? Ça l’excitait que ce soit un expert en molécules qui goûte une molécule ? Je suis restée là-dessus. Si c’est Cyril Lignac qui évalue un couscous, c’est toujours plus intéressant que si c’est Stéphane Plaza.

Elle m’a demandé si j’avais quelque chose à ajouter. Do you have something else to declare ? J’ai dit oui. J’étais aussi venue pour ça. Je vous le dis à vous aussi lecteurs : le médicament faisait mal ! À l’injection. Ça dépendait des gens bien sûr, mais globalement on était très nombreux à s’en plaindre. On s’embêtait à se coller des patches EMLA des heures à l’avance comme pour les vaccins des gamins, l’été c’était pas pratique parce que les patches se décollaient, alors on entourait les patches sur la jambe avec tout un tube de sparadrap. Et malgré toutes ces précautions, moi par exemple je ne pouvais pas bouger la jambe pendant une vingtaine de minute après la pikouze, et j’avais un peu mal à la jambe pendant 24 heures. Donc j’ai raconté tout ça. En vrai je suis chimiste mais je ne connais pas tous les mécanismes du pourquoi du comment des médocs injectables qui font mal. Il y a la composition, la viscosité, la température, d’autres trucs. Bref c’est sûrement pas facile de réaliser une substance qui ne fait pas mal.

On arrivait aux deux dernières questions. Elle m’a demandé quel serait le truc le plus important que j’aurais à dire de négatif sur ce médoc et évidemment j’ai pas dit « rouge et gris », j’ai dit « la douleur ». Elle m’a demandé le truc le plus positif sur ce médoc et évidemment j’ai pas dit « rouge et gris » mais j’ai dit « son efficacité ». La nana a bien pris note mais j’ai senti la déception. Ils avaient clairement bossé la couleur… »Donc le rouge et gris sous cette forme-là comme ça, vous êtes sûre que vous confirmez que ça vous convient ? » On ne vivait pas dans le même monde je crois. Elle m’a fait relire mon procès verbal, j’étais d’accord. On s’est chaleureusement serré la main, elle m’a raccompagnée en haut, filé mon chèque de 40 euros, je suis sortie dans la rue vite fait.

Je ne sais pas si les pizzas aussi avaient déjà fini. Voilà, je suis rentrée satisfaite, un peu sous le choc quand même de cette rencontre fortuite en face to face avec la big pharma. Je ne sais pas combien de gens ont été interrogés, si j’étais la première ou la dernière ; je connais encore moins les résultats. Ce que je sais c’est qu’environ un an après, une nouvelle version de ce médicament Y est sortie. Ça a fait un mini buzz type nouvel iPhone, entre patients, au cab’ du doc’, à la pharma : « Alors tu l’as testé toi ça y est ? » Pour tous c’était le pied. Non le rouge et gris n’était pas devenu vert mais le liquide à injecter avait changé de formule. Il ne faisait plus mal ! Maintenant je ne prépare plus un rituel presque funéraire hebdomadaire, avec chaise à accoudoirs, coussins rehausseurs, musique apaisante, pansements sang et serrage de dents, mais je pique je pique je pique, je pourrais même faire des pizzas en même temps !

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