Archives mensuelles : mai 2018

L’homme qui n’avait pas de ticket

Bon. J’étais dans le tramway. Pour une fois je n’allais ni ne revenais de l’hôpital. J’étais dans la « vraie vie ».

Des messieurs grands et forts qui vérifient que tout le monde a bien payé son droit à voyager rentrent dans le tramway. Ce sont des « contrôleurs ».

Pas facile les métiers de « contrôleur ». Aucun métier n’est facile.

Ça va assez vite dans ce contrôle aujourd’hui. Tout le monde montre sagement son ticket ou son pass, les contrôleurs s’apprêtent à sortir en lançant « bonne journée messieurs dames » ; c’est classe.

Alors que je me demande intérieurement s’il faut répondre « bonne journée », un des contrôleurs se retourne et pointe un Monsieur âgé avachi pas que par l’âge :

« C’est bon pour le Monsieur les gars ? »

Regards de contrôleurs qui se questionnent. Finalement aucun contrôleur grand et fort n’avait contrôlé le pauvre Monsieur avachi. Alors l’équipe reprend possession du tramway, et encercle l’avachi : « Votre ticket Monsieur ».

Vous vous en doutez un peu, de la suite. Je vous la fait courte.

Le Monsieur « se réveille », et même se lève debout, bien que titubant. Sort de ses poches trouées tout un tas de tickets, de tramway ou pas, validés ou pas. Il s’affole parce qu’il ne comprend pas vraiment que soudain on l’entoure alors que d’habitude les êtres humains l’ignorent. Progressivement en lui c’est la panique. Il insulte puis il s’excuse, puis il s’insulte puis il s’excuse, fouille ses poches, insulte, ramasse le bazar de ses poches, insulte, re-fouille ses poches…

Quel triste spectacle. Pas besoin d’être un Grand Professeur ni d’avoir fait mille ans d’études pour diagnostiquer chez ce Monsieur un problème de santé évident. En apparence au moins d’ordre psychiatrique, mais derrière les apparences, peut-être pas seulement psychiatrique (un truc « somatique » comme disent les psys). Toute maladie ne se voit pas.

Dans sa détresse, le Monsieur n’arrêtait pas de répéter, semi-hurlant, semi-souffrant « j’ai pas mon ticket bah ouais » « bah ouais j’ai pas mon ticket » « bah quoi bah ouais j’ai pas mon ticket » « bah ouais » « bah ouais ». Tellement de « bah ouais » que ça m’a fait penser au tube de l’été 2017 de Aya Nakamura. Quel décalage.

Une gentille dame a proposé de donner un ticket au pauvre Monsieur, et qu’on le valide pour qu’on n’en parle plus. Les contrôleurs grands et forts ont dit à la gentille dame de ne pas être trop gentille. Ils ont appelé la police. « Bah ouais », quand il n’y a plus de solution, c’est comme ça, c’est la police. Le pauvre Monsieur a assez vite compris que les téléphones appelaient la police. Ça l’a davantage affolé alors il a multiplié ses vains : « J’ai pas de ticket bah ouais ».

Le tramway continuait son chemin. Bah ouais, la vie continue, toujours. On a fini par s’arrêter à l’arrêt de tramway du Monsieur. Il a aligné, dans un effort inhumain : « J’habite ici, j’ai besoin de dormir, c’est juste là, je peux pas descendre s’il-vous-plaît ? ».

Personne n’est descendu. On le répète comme il le répétait, le pauvre Monsieur n’avait pas de ticket.
Il souffrait, beaucoup, il avait besoin de repos, beaucoup.

Je me suis dit que cet homme en fait,
ce n’est pas que pour le tramway qu’il n’avait pas de ticket,
c’est pour la vraie vie « bah ouais ».

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